Verena Rosenbaum. Vingt-quatre ans. Allemande. Etudiante en astronomie galactique. Parents divorcés. Mère décédée. Pas de frères et soeurs. Pas vraiment d'amis non plus, quand on y pensait. Borderline. Sous traitement. Soupçonnée de schizophrénie. C'était l'essentiel à savoir.
Allongée sur un lit moelleux aux draps sentant bon la lessive à la lavande, la jeune fille brune observait fixement le plafond. Un plafond blanc, banal. Un énorme bouquin reposait sur sa poitrine et elle était vêtue d'un débardeur trop large et d'un bas de survêtement informe, signe qu'elle comptait rester chez elle ce jour-là. Elle cligna des yeux, baissa le nez vers le bouquin pour en déchiffrer le titre -
Harry Potter und der Feuerkelch. De l'allemand. Elle reconnait la langue... - et se redressa finalement avec lenteur. C'était étrange. Elle sentait son coeur battre sous ses côtes, doucement, à un rythme tranquille. C'était étrange aussi de savoir autant de trucs sur cette Verena Rosenbaum qu'elle ne connaissait absolument pas. Une mortelle, sans doute. Une mortelle... Une mortelle ?
La panique envahit soudainement les veines de la demoiselle. Elle sauta sur ses pieds, se précipita vers le premier miroir qu'elle trouva, simplement pour s'observer longuement. Visage mince, nez pointu, grands yeux verts et cheveux noirs très raides, petite taille, peau claire. Assez jolie. Mais ce n'était pas
elle. Elle ne se reconnaissait pas. Si elle avait les cheveux noirs et raides en temps normal, elle avait normalement l peau blanche, blanc pur, comme la neige, les yeux vairons aussi, le gauche bleu, le droit brun. Elle était plus grande en temps normal, aussi. Plus grande, plus plate. Ce n'était pas elle. Elle se recula brutalement, renversant un truc quelconque qui s'écrasa au sol, se précipita vers la fenêtre pour essayer de se situer. De grands buildings, des véhicules motorisés, du monde. Du bruit. Une connaissance reprit place dans son esprit avec un déclic brutal quand elle aperçut une voiture jaune vif.
New York City. La dernière fois qu'elle était descendue chez les mortels, c'était pour frapper Héraclès de folie furieuse et le pousser à tuer femme et enfant.
Le monde des mortels, vraiment ? Alors qu'elle était Lyssa, déesse de la frénésie destructrice ?
✤✤✤✤✤
Quatorze longs jours qu'elle était dans un corps de mortelle. Elle ne savait pas encore si elle aimait ce monde ou pas. En tout cas, elle n'aimait pas la vie de son vaisseau. Ce n'étaient pas les études qu'elle avait choisies qui la chiffonnaient, bien au contraire - l'étude de la galaxie était plus intéressant qu'elle n'aurait cru - ni même la situation familiale de son hôte, mais son état mental. Cette bipolarité sous-jacente qui pouvait se montrer n'importe quand l'effrayait. C'était un problème que Lyssa ne pouvait pas contrôler malgré tous ses pouvoirs de déesse, tout simplement parce qu'il rentrait parfaitement dans son domaine d'activité. Lors de ces
crises, elle pétait les plombs. Elle rentrait dans un état de folie furieuse qui se finissait souvent par des assiettes cassées, des meubles renversés et des livres déchirés. Parfaitement
elle, en sa qualité de déesse de la folie furieuse en question. Elle ne se contrôlait jamais et ça l'effrayait.
Les mains tremblantes, Lyssa tira un paquet de cigarettes de son manteau, coinça un tube de tabac entre ses lèvres et l'alluma pour tirer longuement dessus, les yeux fixés sur le bâtiment qui lui faisait face. Elle avait pris certaines habitudes de son hôte, comme la cigarette et le thé du matin, mais d'autres lui restaient étrangères. Comme se rendre tous les mardis chez le psychologue. D'où sa présence devant cet hôpital qui lui disait vaguement quelque chose.
« Ca va pas ? » La voix masculine tira la déesse de sa contemplation muette et, après avoir sursauté, elle tourna la tête pour observer l'homme qui venait de s'adresser à elle. Grand, brun, les cheveux bouclés et le visage mangé par une barbe de trois jours. Plutôt mignon. Pour un humain. Il l'observait attentivement, les mains enfoncées dans les poches de sa blouse, un regard qui mit Lyssa mal à l'aise.
« Ca va. Enfin... J'suis juste un peu stressée. » Il lui sourit, largement, un sourire si naturel et communicatif qu'elle ne put s'empêcher de le lui rendre.
« Je peux comprendre. Ca arrive à tout le monde, même à moi. » Il se cala à la droite de la demoiselle, tirant sur sa propre cigarette tranquillement. Il y eut un silence. Le genre de silence confortable.
« Je m'appelle Samuel, au fait. Mais tout le monde m'appelle Sam. Et toi, c'est quoi ton petit nom ? » La déesse hésita un moment. Verena, Lyssa... Lyssa, Verena... Elle se pinça les lèvres.
« Verena. Mais... Je préfère qu'on m'appelle par mon deuxième prénom. » Demi vérité.
« Qui est ? » « Lyssa. » Sam sourit, un sourire plus doux, en coin. Un sourire qui la réchauffa bêtement.
« C'est vrai que Lyssa, c'est plus joli que Verena. »✤✤✤✤✤
Ca ne faisait que deux semaines qu'ils se connaissaient. Pourtant, elle avait emménagé chez lui. Elle ne savait plus trop comment, d'ailleurs. Elle avait eu le malheur de dire qu'elle en avait assez de ses quatre pauvres murs dans le Bronx, oui... sûrement... Deux jours plus tard, elle se retrouvait chez lui, au beau milieu de Brooklyn, envahissant son salon de ses cartons et son lit de sa présence, étant donné que le sien était fichu. Lyssa poussa un petit soupir, s'agita sous les draps avant de se faufiler à la façon d'un chat sous le bras de Samuel. Ils ne se connaissaient que depuis deux semaines, pourtant ils s'adoraient. Du moins, elle l'adorait. Il la prenait comme elle était, avec ses problèmes psychologiques, ses crises de fureur et son caractère pas toujours facile. Elle l'adorait, oui.
« Samuel, chéri, tu empestes la sueur. » marmonna-t-elle d'une voix étouffée par l'oreiller, s'attirant un rire rauque.
« Tu dois pas sentir meilleur, Lyssa. » La petite brune grommela plus pour la forme qu'autre chose avant de se relever, se hissant sur les bras. La petite chambre était en dans un état de désordre assez impressionnant, mais elle avait appris à passer sur le ménage depuis qu'elle vivait ici. Samuel était un éternel bordélique. Elle se contenta de cajoler le chat roux qui se frottait contre elle, le grattant doucement entre les oreilles, avant de se lever et de s'étirer longuement, absolument pas pudique quant à sa tenue qui se composait d'un vieux caleçon d'homme et d'un débardeur trop court.
« P'tit déj... » marmonna-t-elle en enfilant ses chaussons et en se dirigeant vers la cuisine, slalomant entre les cartons à moitié vidés qu'elle avait semés partout.
Oui, Lyssa avait trouvé ses marques avec lui. Elle menait sa petite vie tranquillement, avec un homme et un chat. Un chat qu'elle adorait, un homme qu'elle adorait, surtout quand il sortait de la chambre simplement vêtu d'un boxer qui moulait tout ce qu'il y avait à mouler. Elle ne put s'empêcher de jeter un coup d'oeil avant de replonger dans sa tasse de thé, pendant que Sam se servait un bon café noir, comme il avait l'habitude.
« Tu bosses aujourd'hui ? » demanda la déesse sans pouvoir s'en empêcher, d'une petite voix timide.
« Seulement ce soir. 22H jusqu'à 10H demain matin. Et toi, t'as cours ? » Lyssa fit non de la tête.
« Seulement à partir de quinze heures. Jusqu'à dix-neuf heures. » Ils se sourirent. Et décidèrent de passer la journée ensemble. Oui, décidément, Lyssa l'adorait.
L'adorait seulement ?